Souviens-toi de gens que tu as trouvés rassemblés sans qu’ils aient encore partagé une heure. Par exemple des parents qui se rencontrent dans la chambre mortuaire d’un être vraiment cher. Chacun, à ce moment là, vit plongé dans son souvenir à lui. Leurs mots se croisent en s’ignorant. Leurs mains se ratent dans le désarroi premier. Jusqu’à ce que derrière eux s’étale la douleur. Il s’asseyent, inclinent le front et se taisent. Sur eux bruit comme une forêt. Et ils sont proches l’un de l’autre comme jamais.
Sinon, s’il n’y a pas une profonde douleur pour rendre les humains également silencieux, l’un entend plus, l’autre moins, de la puissante mélodie de l’arrière-fond. Beaucoup ne l’entendent plus du tout. Eux sont comme des arbres qui ont oublié leurs racines et qui croient à présent que leur force et leur vie, c’est le bruissement de leurs branches. Beaucoup n’ont pas le temps de l’écouter. Ils ne veulent pas d’heure autour d’eux. Ce sont des pauvres sans-patrie, qui ont perdu le sens de l’existence. Ils tapent sur les touches de jours et jouent toujours la même monotone note diminuée.
Si donc nous voulons être des initiés de la vie, nous devons considérer les choses sur deux plans :
D’abord la grande mélodie, à laquelle coopèrent chose et parfums, sensations et passés, crépuscules et nostalgies, les voix singulières, qui complètent et parachèvent la plénitude de ce chœur.
Et pour une œuvre d’art cela veut dire : pour créer un image de la vie profonde, de l’existence qui n’est pas seulement d’aujourd’hui, mais qui toujours possible en tous temps, il sera nécessaire de mettre un rapport juste et d’équilibrer les deux voix, d’une heure marquante et d’un groupe de gens qui s’y trouvent.
Rainer Marie Rilke
Extrait de : Notes sur la mélodie des choses